Les résultats du concours de la nouvelle George Sand sont tombés. Félicitations aux lauréates.
Mon texte n’a pas été sélectionné mais pour autant il mérite sa petite vie et j’espère que vous me ferez part de vos commentaires pour m’améliorer.
Il s’intitule « Sur la plage de Noirmoutier ».
Bonne lecture !

Les yeux rivés sur la pointe de la Loire, Elisabeth pensait à lui. Elle s’était jurée de ne pas pleurer. Il est sorti de prison. Une liberté bien relative mais qui avait le mérite d’exister.
Reverrait-il un jour ce spectacle ? Cet océan, déchaîné par le vent, gris, bleu, vert, selon le temps. Cet air si puissant, qui parfois glaçait le corps jusqu’aux os. Cet endroit, si cher à leurs cœurs, aussi sauvage qu’il pouvait être apaisant.
Les pieds enfoncés dans le sable, sur cette immense plage de Noirmoutier, elle se remémora tous les souvenirs qu’elle avait de l’île. 37 ans qu’elle y venait. 38 si on comptait le temps passé dans le ventre de sa mère. A présent, ses souvenirs étaient teintés de mensonges et de douleur.
Ici aussi, son père les avait fait souffrir.
Il avait toujours décrit cette île à Elisabeth comme un lieu magique de son enfance. Mais elle savait à présent à quel point les apparences peuvent être trompeuses. Les choses que l’on croit ancrées à jamais, gravées dans le marbre, ne semblent pas si marquées finalement. Serait-ce le sable, qui, guidé par le vent, les aurait burinées au point de les faire disparaître ?
Un grain de sable, c’est bien ça qui avait tout fait dérailler plusieurs mois auparavant. Un grain qui s’était glissé dans les rouages d’une vie bien huilée et qui les avait fait gripper.
Sans prévenir, sans indice, en une seconde, tout avait explosé. Une infime fraction de temps, un échange de regards, des mots déposés avec soin, peur et tendresse à la fois avaient fait basculer de nombreuses vies dont la sienne. Et cette douleur, elle était indescriptible. Elisabeth se souvenait du choc. Celui qui vous arrête le cœur, celui qui suspend le temps aux lèvres de la personne qui vous parle. Qui ouvre ses blessures, une nuit, pour les partager, après les avoir enfermées pendant tant d’années. Il n’avait pas voulu la blesser, Elisabeth le savait. Et s’il avait pu, il lui aurait épargné toute cette peine. Mais il y a des souffrances qu’on ne peut pas éviter.
A ce moment-là, Elisabeth aurait voulu tout oublier. Se réveiller de ce cauchemar qui ne pouvait pas être vrai. Et pourtant elle avait su. Immédiatement, elle avait su que son frère de cœur n’avait pas menti. Au plus profond d’elle, jamais elle n’a douté de sa parole.
Parce qu’une partie d’Elisabeth s’était peut-être toujours interrogée au sujet de son père ? Mais non, jamais elle n’avait imaginé des choses si terribles, jamais !
Elle l’avait pourtant toujours surveillé, son propre père. Ce côté tactile, qui ne franchissait jamais de limite, que personne n’avait jamais remis en question, mais que pourtant elle avait toujours contrôlé. Elle s’était interrogée plus jeune sur ces images de magazines, ces corps nus. Enfant à cette période, elle s’était juste dit qu’il aimait les garçons, mais que sa génération ne lui avait pas permis de l’assumer. Peu lui importait. Mais ce n’est que maintenant qu’elle avait réalisé avec son regard d’adulte. Toutes ces images, ce n’étaient que des enfants.
Et ses yeux à lui, cet autre homme, de son propre sang. Son regard quand il lui a dit qu’il savait. Mais pourquoi s’était interrogée Elisabeth ? Comment pouvait-il savoir ?
Et ses mots “moi aussi je l’ai vécu”. Ce degré d’horreur plus intense encore. Comment son père avait-il pu?! Être cette personne si intelligente, si charismatique, si cultivée. Celui qu’on allait voir à chaque question pour son avis posé et tranché. Il avait toujours refusé les écarts de comportement. Personne ne devait élever le ton, remettre en cause sa suprême autorité. Et pendant tout ce temps, lui, il faisait ça…
Plusieurs jours s’étaient passés ensuite. Elisabeth se souvenait de sa fatigue, si intense qu’elle aurait pu s’endormir à jamais. Elle se souvint de cette discussion, irréelle… Ce moment où elle avait pris cette profonde inspiration et où elle s’était dit “tu dois l’affronter”. Elle se revoyait, assise, entre pleurs et colère, lui demandant des explications.
Pourquoi ? “Parce qu’il est comme ça, parce qu’il aime trop les gens et que ça dérape”. Qui ? Il ne lui avait pas tout dit ce jour-là. Elle avait prononcé les noms de ses potentielles victimes, un par un, dont ses propres enfants. Et malgré son éducation rigide dans laquelle il prônait qu’il fallait toujours assumer ses actes, ce jour-là, comme bien d’autres finalement, il avait une fois de plus menti.
Que leur avait-il fait ? Elle ne put lui demander ce jour-là. Il existe des mots qui choquent même les gens ouverts d’esprit. Ces mots du monde de la justice qui mettent la réalité des faits en face des bourreaux : attouchement, viol…
Elisabeth lui avait demandé s’il ne s’était pas interrogé un jour, se disant que ce qu’il faisait était mal ? Oui, il s’en était rendu compte mais sans pouvoir s’arrêter.
Elle lui avait asséné “tu as détruit leurs vies”. Et elle pleurait tellement. Elle avait si mal.
Enfant, elle savait qu’elle avait vécu ce qu’aucun enfant ne devrait vivre. Elle n’en avait qu’un flash. Assise sur les genoux de son oncle, le frère de son père, elle se souvenait de ce réveil dans le monde des adultes. Ce moment précis où elle avait elle-même cessé d’être une enfant. Cette main, posée sur son corps, qui avait osé s’en prendre à son insouciance et la balayer.
Tout de suite elle avait su qu’elle était en danger et s’était défendue. Et elle avait parlé à l’adulte, à sa référence, à sa mère, en lui disant avec ses mots maladroits qu’il s’était passé quelque chose. La réaction, unique, l’avait sommée de ne plus rester seule avec ce parent. Et puis, plus rien. Pas d’explication.
Cet acte isolé, bien loin de toutes les horreurs que son père avait osé infliger, Elisabeth savait qu’il l’avait traumatisé pour le restant de ses jours. Elle avait passé des années entières, terrorisée la nuit à l’idée qu’on l’agresse, à se protéger. Mais surtout elle croyait avoir protégé son père en gardant cet épisode de sa vie sous silence, de peur de le blesser. Après tout, elle s’était dit que c’était du passé.
Alors, à ce moment où les cartes étaient enfin mises sur la table, elle avait osé lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis 30 ans. Était-il au courant? “Oui”, lui avait-il répondu. Et qu’avait-il fait? Rien…
Elle avait alors demandé “mais comment peux-tu être si stoïque ?”. Car oui, il ne sourcillait pas. Cette discussion était presque banale, un sujet comme tous les autres. Et cette phrase qui résonnait encore dans sa tête “je ne suis pas insensible à ta peine”. Pas insensible à sa peine?! Il aurait dû pleurer, supplier qu’on lui pardonne ses horreurs, faire preuve d’émotion. Mais non.
Et pourtant, avant de quitter la pièce, Elisabeth avait pleuré dans ses bras. De faiblesse, d’envie d’oublier tout ça, que tout redevienne comme avant. Puis elle est partie. Les yeux rivés sur la sortie parce qu’elle ne pouvait pas croiser son regard. Maintenant, tout avait changé.
Les yeux perdus sur l’océan, l’esprit d’Elisabeth divaguait toujours. Elle se souvint de ce qui s’était passé, plusieurs semaines après, pendant la période du confinement. Son père n’avait pas dû voir la différence où il était. Il n’a pas vu le déferlement d’émotions qui les avait tous animés à cette période si particulière. Elisabeth était plus calme. Elle avait aidé tant qu’elle avait pu ces êtres meurtris. Ses proches bien que chéris mais qu’il lui était impossible de sauver. Ils devaient faire leur propre chemin. Y accepter la douleur et la remise en question. Percevoir l’emprise qu’il avait eu sur eux, sur elle. Elle avait senti leurs regards qui parfois l’observaient quand leurs tempêtes internes se calmaient. Elle voyait leurs inquiétudes. Car elle, elle tenait.
Devait-elle remercier son hérédité, ou son éducation pour ça ? Peut-être. Elle s’était forgée dans la peur et la douleur et restait debout, toujours. Elle savait où elle voulait aller. Ce chemin serait bientôt tatoué sur son corps. Une boussole pointant le soleil, comme un rappel permanent du but à atteindre. Personne ne la ferait changer de cap. Mais personne n’était infaillible non plus. Il fallait donc qu’elle se prépare à sa propre tempête, car elle refusait de sombrer. Frapperait-t-elle un jour? Tout le monde semblait le croire. Elisabeth s’imaginait qu’au moment où chacun d’entre eux irait enfin mieux, dans quelques années, le calme pourrait la déclencher.
A cette période, elle avait décidé de continuer ce chemin, entamé depuis des années. Celui de la construction de sa propre vie, en faisant fi des carcans qui l’avaient toujours entravés. De nombreuses questions la tourmentaient toujours. Pouvait-elle être comme lui, sans le savoir ? Elle pensait profondément que la réponse était non. Elisabeth avait toujours eu une piètre opinion d’elle et de ses actions pour ne pas se remettre en permanence en question. Elle ne pouvait pas non plus faire souffrir quelqu’un sciemment. C’était hors de son schéma de pensée. Oser dire que l’on fait ça sous couvert d’amour. Comment avait-il été capable de s’en persuader ? Où la croyait-elle assez crédule pour gober une explication si pathétique ! Finalement, plus le temps passait et plus elle le plaignait. Il avait vécu une vie de mensonges. En mentant aux autres, il s’était menti à lui-même. Si sûr de son jugement et de son bon droit.
Il répétait souvent “je ne regrette rien de ce que j’ai pu faire ou dire”. Quelle incroyable arrogance d’avoir répété ça toute une vie au nez de ses victimes. Il allait devoir vivre avec ça. Ressentait-il la moindre empathie ? Un quelconque remord ? Était-ce possible dans son schéma de pensée, dans la construction de son esprit ?
A cette période, meurtrie au plus profond de son être, Elisabeth lui avait souhaité une longue vie. Pour qu’elle lui donne l’occasion de se remettre en question. Ce soir-là, elle était allée se coucher, soulagée. Car elle le savait, elle pourrait enfin dormir.
Le visage chauffé par le soleil, les poumons remplis d’embruns, la rêverie d’Elisabeth n’en finissait plus.
La petite fille en elle aurait aimé retrouver la complicité et l’admiration qu’elle avait pour son papa.
Mais quand elle les regarda, tous ces enfants, heureux de vivre courant sur le sable, quand elle entendit leurs rires, leur innocence, presque retrouvée, quand elle entrevit leur futur et les combats qu’ils devraient mener pour surmonter ses actions, elle fit taire cette gamine trop naïve et aveuglée. L’adulte en elle savait qu’elle avait eu raison de l’arrêter.
Elle se rappela ce qu’il lui avait toujours demandé. Quand le moment serait venu, il souhaitait que l’on vienne ici déposer ses cendres.
Elisabeth s’imagina vivre cet instant, l’urne à la main. Mais pas par obligation, car elle ne lui devait plus rien. Après une vie comme la sienne, elle n’était même pas sûre qu’il mérite de reposer en paix.
Maintenant debout, le regard fixé sur l’horizon, elle se dit tout bas, comme il lui avait toujours répété :
“Mais on a pas toujours ce qu’on mérite”.